L'invasion chinoise est équivalente à une politique
de relance efficace, socialement juste... et gratuite.
David Spector économiste, chercheur au CNRS.
"Depuis la levée des quotas textiles le 1er janvier 2005, la France
et beaucoup d'autres pays développés crient haro sur les importations
en provenance de Chine. L'Union européenne et les Etats-Unis tentent
même de restaurer les quotas, quitte à violer les engagements
qui furent pris il y a dix ans en échange de concessions consenties
par la Chine et l'Inde au bénéfice des industries du Nord. La
position américaine et européenne, soutenue énergiquement
par la France, révèle un égoïsme abyssal : pour
sauver quelques milliers d'emplois en France, il faudrait revenir sur la libéralisation
du commerce textile, qui est un important facteur de développement
pour la Chine et l'Inde, soit plus de la moitié de la population pauvre
de la planète.
Mais les pays riches ne trahissent pas seulement la parole donnée
à la Chine et à l'Inde. Ils trahissent aussi leurs propres citoyens.
Selon la vision mercantiliste dominante, les importations textiles ne seraient
bénéfiques que dans le cadre d'un «donnant-donnant»
qui permettrait à la France de vendre des TGV à la Chine. Cette
idée est totalement fausse. Avec ou sans exportations françaises,
l'invasion des textiles chinois bon marché est une excellente nouvelle,
même d'un point de vue strictement français, car elle augmente
le pouvoir d'achat des ménages, et en particulier des familles pauvres.
Quelques chiffres : en France, les achats de vêtements s'élèvent
à 30 milliards d'euros environ. Si l'invasion chinoise fait baisser
les prix de 5 %, ce qui est une hypothèse prudente, le transfert de
pouvoir d'achat au bénéfice des ménages sera de 1,5 milliard
d'euros. Ce montant est comparable à la baisse de l'impôt sur
le revenu de 3 % en 2004 (1,8 milliard). Mais, alors que la baisse de l'impôt
sur le revenu est coûteuse pour les caisses de l'Etat et ne profite
qu'aux riches, l'invasion chinoise n'a pas de coût budgétaire
et profite largement aux familles modestes, puisque la Chine exporte surtout
des produits bon marché. En outre, l'effet macroéconomique de
l'invasion chinoise est bien meilleur que celui de la baisse de l'impôt
sur le revenu : les ménages aisés épargnent une part
importante du cadeau fiscal, mais les familles modestes dépensent l'essentiel
de leurs gains de pouvoir d'achat, ce qui augmente la demande et l'emploi.
L'invasion chinoise est donc équivalente à une politique de
relance efficace, socialement juste, et... gratuite !
Certes, mais quid des ouvriers français du secteur textile ? Voulant
illustrer l'ampleur du danger, Patrick Devedjian, le ministre sortant de l'Industrie,
avait évoqué le chiffre de 7 000 emplois menacés en
2005 par la fin des quotas. Mais ce chiffre somme toute très faible
signifie au contraire que l'Etat pourrait, sans se ruiner, proposer une compensation
financière intégrale aux salariés concernés. La
plupart d'entre eux sont peu payés : en moyenne, le coût de
leur travail est inférieur 30 000 euros par an, en incluant les charges
patronales. Si l'Etat s'engageait à verser leurs salaires jusqu'à
la retraite aux ouvriers qui perdraient leur emploi, et à continuer
à payer aux organismes sociaux les cotisations correspondantes, le
coût serait d'environ 200 millions d'euros par an, soit sept fois moins
qu'une évaluation basse de l'enrichissement des ménages français
permis par l'ouverture internationale. Le coût budgétaire réel
serait en fait inférieur à cette somme car les dépenses
supplémentaires des ménages donneraient lieu à des recettes
fiscales. De même, les prestations indexées sur la hausse des
prix (comme les retraites) augmenteraient moins vite, ce qui serait favorable
aux comptes publics.
Le discours lénifiant sur la mondialisation est injustifié
: même si elle profite globalement à la France, la libéralisation
du commerce textile a des effets destructeurs sur les salariés de cette
industrie. Il est donc moralement et politiquement indispensable de les protéger
efficacement pour que l'enrichissement général ne se fasse
pas à leur détriment. Mais il est beaucoup plus efficace d'ouvrir
les frontières et d'aider généreusement les salariés
menacés que de protéger les emplois en se privant des avantages
de l'ouverture. Il est peu de politiques publiques qui permettent, par une
dépense budgétaire de 100, de créer une richesse de
700. Demander le retour des quotas textiles, c'est se priver d'une telle
possibilité.
Altermondialistes, sortez de votre silence, soutenez le commerce, les ouvriers
chinois et les familles françaises pauvres face à l'alliance
des patrons du textile, de Jacques Chirac et de George W. Bush !"
David SPECTOR, « Textiles chinois, le bon marché », Libération,
lundi 06 juin 2005